Le XVe siècle : un point aveugle dans l’imaginaire du roman historique français ?

Un roman historique en marge du genre

C’est l’une des originalités de « Là-bas sont les dragons » : la période de l’Histoire au cours de laquelle se déploie le roman a été peu explorée par la littérature française. Ou, plus exactement, celle-ci l’a traitée dans l’ombre insistante et omniprésente d’une figure qui limitait et orientait l’exploration : Jeanne d’Arc. Les fictions historiques de langue française qui situent leur intrigue à cette époque se passent en France, et rien qu’en France, et elles se réfèrent constamment à la personne et au parcours de Jeanne.

Dans « Là-bas… », au contraire, la France est à peine évoquée. Le contexte historique est plus largement européen : une Europe émergente, qui se prépare à la Renaissance, dont la géographie est centrée plus à l’est. C’est une pièce qui se joue entre les papes de Rome et l’Allemagne du Saint-Empire. La France en est quasiment absente : l’auteur, pourtant français, n’a pas cherché à la mettre en scène, ou n’a pas pu. Le récit aurait pu être écrit par un Allemand. Dans le paysage littéraire francophone, un roman qui adopte ce point de vue est une sorte d’ovni.

Retour sur les particularités de cette période, qui expliquent le positionnement du roman.

La France absente de la scène européenne

L’originalité de « Là-bas sont les dragons » au sein du roman historique de langue française est liée à la période que le récit explore. Nous sommes dans la première moitié du XVe siècle. Ce n’est pas encore la Renaissance : l’imprimerie n’est pas encore inventée, Constantinople n’est pas encore tombée aux mains des Turcs, l’Amérique n’a pas été découverte.

Mais ce n’est déjà plus le Moyen-âge. 1410 : la bataille de Tannenberg marque le début du déclin des ordres chevaleresques hérités des Croisades. Les temps changent : les premiers humanistes sont italiens et allemands, ils découvrent et recopient les manuscrits des auteurs grecs et romains, on commence déjà à penser en dehors des cadres du monde ancien, fermé sur lui-même. On sait déjà que la terre est ronde, les lignes se déplacent, les cartes sont en train d’être redessinées à la suite des voyages de Marco Polo et des récits parcellaires de navigateurs. Il faut aller voir du côté des limites du connu, là où sont les dragons.

Le XVe siècle dans le roman historique de langue française
Carte du monde connu au XVe siècle dans l’édition illustrée par Nicolas l’Allemand (Nicolaus Germanus) d’une traduction de la Géographie de Ptolémée (1482).

La France est remarquablement absente de cette période de bouillonnement intellectuel et de calculs politiques embrassant une perspective largement européenne, voire orientale, méditerranéenne et déjà atlantique. En France, en effet, la première moitié du siècle est encore repliée sur des préoccupations internes au royaume, absorbé par la guerre de Cent ans. Il faudra attendre la fin de celle-ci, et pratiquement le XVIe siècle, pour que le pays se pénètre de l’esprit de la Renaissance et puisse affirmer ses ambitions européennes. En attendant, le centre de l’Europe est ailleurs, sur un axe qui court de la plaine du Rhin à l’Italie du nord.

Le XVe siècle dans le roman historique de langue française
Conférence d’Arras (1435), mettant fin au conflit entre Armagnacs et Bourguignons. Un épisode diplomatique auquel concourent les puissances européennes du moment : c’est le seul où la situation politique française est évoquée par le roman. Enluminure du manuscrit de Martial d’Auvergne, Les Vigiles de Charles VII, vers 1484, Bibliothèque Nationale de France.

L’Europe absente du récit national français

Ce n’est donc pas un hasard si, remarquablement, le roman historique francophone ne s’est pratiquement pas intéressé à ce qui se passe en Europe pendant cette période de bascule. Le regard des auteurs, s’ils souhaitent écrire sur la France du début du XVe siècle, plonge dans un puit noir : il ne s’y passe rien que les atrocités de guerres qui ne terminent pas. Le roman historique francophone est fécond sur le Moyen-âge proprement dit, donc avant 1400, et sur la Renaissance, florissante en France un siècle plus tard. Mais sur cette période qui va de 1400 à 1450, que raconter ?

La fiction de langue française située à cette époque est alors comme écrasée par une figure unique, hégémonique : celle de Jeanne d’Arc. Les plus grands auteurs ont en effet raconté, sous différents angles, l’histoire de Jeanne : on pense à Voltaire, Charles Péguy, Jean Anouilh, Michel Tournier… Mais le roman historique français se replie sur la seule description de cette trajectoire originale. Une écriture qui a quelque chose de solipsiste, voire de schizoïde, car elle contribue à l’élaboration du mythe national français, tout en l’isolant de ce qui se passe dans le reste de l’Europe.

Le XVe siècle dans le roman historique de langue française
Seule représentation contemporaine connue de Jeanne d’Arc, dessinée en marge d’un registre par Clément de Fauquembergue, greffier du parlement de Paris, le 10 mai 1429. Archives Nationales.

Processus obligé, puisque l’Europe, en retour, s’intéresse peu à ce qui se passe en France. Car, à l’époque où se déroule l’histoire de Jeanne, son parcours et son procès sont des non-évènements. Ils passent inaperçus, et sont même en France un épisode parmi d’autres, dans un conflit qui se négocie entre Anglais, Armagnacs et Bourguignons. Ce n’est que bien plus tard que se construira la légende. En attendant, la guerre de Cent ans épuise les énergies des protagonistes et les isole, les éloigne de la scène où commence à se construire l’Europe.

Décaler le regard porté sur le XVe siècle

Exercice délicat pour un auteur de langue française, que d’écrire du point de vue d’acteurs qui parlent et pensent en allemand ou en latin, et situent leurs préoccupations dans un espace qui court de la Baltique à l’Italie, en ignorant les conflits qui déchirent les « welches », les Français, pour le coup complètement à l’ouest. Pour eux, la perspective d’un État national, qui est celle qu’appuient les futurs récits sur Jeanne d’Arc, n’existe pas encore : les cadres de pensée sont à la fois plus réduits (les grands féodaux, les républiques urbaines allemandes et italiennes, tous jaloux de leur indépendance) et plus larges (l’Europe qui se construit, entre référence à l’empire romain, à l’unité de la chrétienté, au front contre la menace turque).

C’est l’époque où un Toscan, Enea Silvio Piccolomini, utilise pour la première fois le terme d’Européen. Les arts et les sciences, renouant avec l’Antiquité grecque et romaine, annoncent la Renaissance, et cela se passe dans la plaine du Rhin, en Toscane et à Rome. La France, pour ainsi dire, n’existe pas. Elle s’est isolée dans ses dissensions internes entre Armagnacs et Bourguignons, qui font le jeu de l’Angleterre.

Entreprise à risque, donc, pour un auteur qui n’est pas introduit dans les milieux littéraires parisiens, que d’ignorer une figure fondatrice du roman national. Patrick Schmoll n’y peut rien, il est alsacien, ce n’est pas un hasard que son regard soit contraint au décalage et invite en retour le lecteur à le suivre. Le roman plonge dans la mémoire généalogique familiale, qui a ses racines dans un espace aujourd’hui français, mais qui fut longtemps disputé entre France et Allemagne. Dès que l’on veut raconter le passé, quand on est alsacien, les centres de gravité se déplacent à l’est.

Le roman est alors écrit du point de vue d’acteurs étrangers qui nous obligent à regarder la France par leurs yeux, non comme la légende en a magnifié l’une des figures fondatrices, mais comme ce qu’elle était en ce temps-là, pour les observateurs civilisés de l’époque : une région dévastée par la guerre, dont il n’y a pas grand-chose à dire.