Le spectre de la peste

« Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête » (A. Camus, La Peste).

Le triomphe de la mort. Tableau de Pierre Bruegel l’Ancien, vers 1562

D’une épidémie à l’autre

Dans une chronique parue dans Le Point du 10 mars 2020, Tahar Ben Jelloun, auteur de romans, poète et écrivain engagé, rapproche l’épidémie de coronavirus de la peste. Les évènements redonnent toute leur actualité au livre éponyme de Camus et au Hussard sur le toit de Giono. Les chiffres d’Edistat montrent même une augmentation du chiffre des ventes de la Peste début 2020, par rapport à la même période en 2019. À chaque époque de crise correspond un regain d’intérêt pour les fictions qui y font écho.

La peste hante le roman Là-bas sont les dragons, sans que les personnages paraissent en être affectés une fois passé le fléau. L’Histoire nous permet de relativiser l’actualité. L’Europe a connu des épidémies bien plus sévères que le coronavirus, en particulier la Peste Noire qui, au XIVe siècle, a tué près de la moitié de la population et a profondément marqué les mentalités. De 1347 à 1352, elle emporte en France 7 millions de personnes sur les 17 millions vivant à l’époque.

Mais le terme de peste qualifie chez les chroniqueurs passés de nombreuses maladies inconnues à forte mortalité. À une époque où l’apparition et la propagation de la maladie n’est pas prévisible, et où l’on ne sait que faire pour lutter contre elle, les interprétations pullulent : colère divine, contagion par des êtres surnaturels, empoisonnement provoqué par des groupes malveillants (les juifs en particulier, dont les quartiers réservés furent victimes de pogroms)…

La théorie médicale dominante, avant la découverte des bacilles et des vaccins, était que la peste provenait d’une corruption de l’air par des effluves souterrains. Le sous-sol est en effet le lieu de la décomposition et de la corruption. Ces vapeurs infectes (miasmes) montent du sol et retombent sur les hommes à l’entour, passent à travers les pores de la peau et corrompent les humeurs. La lutte contre les humeurs corrompues passe par leur évacuation : saignée, purge, incision des bubons. Les miasmes de l’air sont éliminés par de grands bûchers, des plantes aromatiques, des parfums. C’est la puanteur qui est considérée comme la cause du mal et sa manifestation concrète. Un tissu imprégné de vinaigre et placé devant la bouche et le nez passe pour protéger de la contagion.

Les mentalités de nos contemporains ne fonctionnent pas toujours différemment, quand un président des États-Unis qualifie le coronavirus de « virus étranger », ou que les gens entrent dans un espace fréquenté en remontant le col roulé de leur pull…

La peste : un personnage récurrent du roman

La peste de l’année 1427 en Prusse, décrite dans le roman, a été reprise de l’ouvrage de von Wal (1788). Cet auteur attribue le fléau à un « dérangement de saison » qui « occasionna une peste affreuse qui enleva 185 chevaliers de l’Ordre, 3 évêques, 560 ecclésiastiques, environ 38 000 habitants des villes, plus de 25 000 paysans et domestiques, et environ 18 000 enfants, sans compter plusieurs personnes qui moururent dans les campagnes ou dans les fermes, et dont on ne sut pas le nombre ».

La peste revient à nouveau dans le récit en 1439, à Bâle cette fois, en plein conflit entre le Concile et le Pape. Les chroniques de l’époque décrivent comment les Bâlois ont connaissance de l’épidémie bien avant qu’elle ne soit sur eux, provoquant l’inquiétude face à l’inévitable. La peste se déclare au Portugal en septembre 1438, le roi Edouard Ier y succombe dans le couvent de Tomar. Elle atteint Ferrare en Italie en janvier 1439, alors que le pape Eugène IV y a ouvert son propre concile.

On la sait se propager dans la plaine rhénane quelque mois avant que, le jour de Pâques, elle se déclare à Bâle, contraignant à reporter les procédures de déposition du pape et d’élection d’un successeur. Enea Silvio Piccolomini fait partie de ceux qui sont touchés, mais il y survit. Le chroniqueur bâlois Christian Wurstisen écrit que l’on sort constamment des cadavres des maisons, à raison d’une centaine par jour. Quelqu’un que l’on a rencontré le matin en bonne santé peut être mort le soir.

Vue du cours Belsunce à Marseille pendant la peste de 1720. Tableau de Michel Serre, Musée des Beaux-Arts de Marseille.

À deux reprises, en juin et en juillet, le conseil de la ville décide d’organiser des pèlerinages, l’un au sanctuaire marial de Todtmoos en Forêt Noire, l’autre à l’abbaye d’Einsiedeln, au prix d’un voyage de quatre jours par Säckingen, Brugg et Zurich. Ces déplacements ne réduisent pas la peste, et la répandent au contraire dans le pays. C’est une peste pulmonaire, forme plus dangereuse que la peste bubonique car extrêmement contagieuse, qui se transmet par les postillons de la toux qu’elle provoque. Elle prend fin en novembre seulement, après avoir fait 5 à 8 000 morts.

Les mesures de confinement étaient pourtant une pratique connue. En 1374, Venise s’était isolée de l’extérieur, contraignant les étrangers à un enfermement de trente jours avant de pouvoir entrer dans la ville. Marseille imposa de même une quarantaine en 1387. Toujours à Venise, le premier hôpital dédié à la prise en charge des pestiférés ouvrit en 1423.

On retrouvera à nouveau le fléau vers la fin du roman, et c’est cette fois Tilmann qui aura à l’affronter…

Guerre bactériologique

En 1346, les Mongols assiègent le port de la colonie génoise de Caffa en Crimée. Leur chef, le khan Djanibek, eut l’idée de catapulter des cadavres pestilentiels sur les habitants de la ville, qui furent décimés par la maladie. Il est peut-être l’un des premiers utilisateurs d’une arme biologique. Le départ précipité de nombreux Génois vers l’Europe contribua d’ailleurs à la propagation de la Peste Noire.

Sans qu’elles constituent une arme vraiment manipulable par les belligérants, les maladies contagieuses participaient à l’issue des batailles. La concentration d’hommes et l’absence d’hygiène au sein d’une armée en campagne sont une source de maladies, dont les adversaires peuvent tenir compte. Le roman rappelle qu’à la suite de la bataille de Tannenberg en 1410, les États de l’Ordre teutonique durent leur salut à ce que Heinrich von Plauen eut le temps d’organiser la défense de Marienbourg. L’alliance polono-lituanienne fut contrainte d’établir un siège de longue durée auquel les attaquants n’étaient pas préparés. Une épidémie de dysenterie les contraignit à se retirer, et dans leur retraite, ils reperdirent les places qu’ils avaient prises.

À l’heure où la lutte contre l’épidémie est qualifiée de « guerre », relire Camus, à nouveau : « Quand une guerre éclate, les gens disent : Ça ne durera pas, c’est trop bête. Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer ».

Références :

Wilhelm Eugen Joseph von Wal (1788), Essai sur l’histoire de l’Ordre teutonique par un chevalier de l’Ordre, tome V, Paris, Imprimerie-librairie chez la Veuve Valade, p. 268-269.

Papon J.-P. (1800), De la peste ou Époques mémorables de ce fléau et des moyens de s’en préserver, Paris, Lavillette et compagnie.