Le roman débute sur le récit de la bataille de Tannenberg en 1410. Un événement qui, pour l’Europe baltique et slave, marque symboliquement la fin du Moyen-Âge. Aux confins du Saint-Empire, les chevaliers teutoniques sont défaits par les Polonais et les Lituaniens coalisés. L’Ordre teutonique amorce là son déclin, emportant avec lui une certaine conception, féodale, des liens unissant les ordres chevaleresques, la papauté et l’Empire.
Le contexte : conflit entre Teutoniques et Polono-Lituaniens
L’Ordre teutonique est implanté depuis 1230 dans le Kulmerland (actuelle région de Chelmno, en Pologne), où il a débuté une croisade contre les Prussiens païens. Avec le soutien du Pape et de l’Empereur romain germanique, mais aussi, au départ, de la Pologne, ils ont conquis les rivages de la Baltique, et un siècle plus tard, s’attaquent au grand-duché de Lituanie, également païen à l’époque. Ils obtiennent la Samogitie en 1381.
En 1385, le grand-duc Jagellon de Lituanie épouse Hedwige d’Anjou, l’héritière du trône de Pologne. Il se convertit au christianisme et est couronné roi de Pologne. L’union personnelle entre Pologne et Lituanie a pour effet de constituer un front solide contre les ambitions de l’Ordre dans la région. La conversion de Jagellon fait tomber l’argument religieux de la croisade. La Lituanie veut récupérer la Samogitie, et la Pologne revendique Dantzig et un accès à la mer.
Dès 1409, un soulèvement en Samogitie et des attaques des Teutoniques en Pologne conduisent à un regroupement des forces polonaises et lituaniennes le long de la Vistule et du Niémen. Le Grand-Maître de l’Ordre, Ulrich de Jungingen, concentre ses forces à Schwetz (Świecie), une place centrale d’où il peut surveiller les mouvements adverses.
La bataille de Tannenberg
Les forces en présence sont considérables pour l’époque. Leur évaluation a fait l’objet de débats, biaisés par les considérations politiques et nationalistes jusqu’à nos jours. Les Teutoniques alignent entre 11 000 et 27 000 hommes, la coalition polono-lituanienne entre 16 000 et 39 000 hommes. Les Teutoniques sont moins nombreux, mais leur armée est mieux entraînée et servie par une cavalerie lourde et un meilleur équipement.
Les Polonais, ayant fait jonction avec les Lituaniens, tentent de contourner l’armée teutonique pour marcher sur Marienbourg, leur capitale, et commencent à se déplacer vers l’est. Les Teutoniques suivent. La rencontre a lieu dans une plaine, à proximité des villages de Tannenberg, Grunwald et Ludwigsdorf.
Dans le roman, le personnage de Jacob Kahl raconte la bataille telle qu’elle a pu être reconstituée. Les Teutoniques concentrent leur cavalerie lourde sur le flanc gauche, face à la cavalerie légère lituanienne, et lancent leur attaque. Après plus d’une heure de combats, les Lituaniens décrochent, et les chevaliers, croyant en la victoire, les poursuivent. Il faut un certain temps pour les faire renoncer et les regrouper. Ils peuvent alors revenir et prendre en tenaille le gros de l’armée polonaise. Mais les Lituaniens qui ont fui le terrain se réorganisent aussi. Qu’il se soit agi d’une vraie fuite ou d’un stratagème, ils reviennent à leur tour par l’arrière et attaquent l’armée teutonique alors qu’elle est aux prises avec les Polonais. Ulrich de Jungingen se fait tuer alors qu’il tente une percée. Encerclés, privés de leur chef, les Teutoniques se replient, et ceux qui tentent de former un wagenburg avec les chariots pour se défendre se font massacrer.
Les suites à court et long termes
La défaite est catastrophique. Des milliers d’hommes ont été tués ou faits prisonniers, et surtout, la haute hiérarchie de l’Ordre, qui a participé à la bataille, est décapitée. Cette saignée va provoquer un appel de sang frais dans les années qui suivent, de nombreux Allemands des commanderies du Saint-Empire étant invités à rejoindre la Prusse pour renforcer les rangs. Le chevalier Paul de Rusdorf, venu de Westphalie, fait sans doute partie de ceux-là.
Les forces polono-lituaniennes restent trois jours sur place et mettent plusieurs jours à avancer sur Marienbourg. Ce retard permettra à Henri de Plauen d’organiser la défense de la ville et de la sauver. Polonais et Lituaniens, après un siège de près de deux mois, doivent renoncer et reperdent toutes les places fortes qu’ils avaient prises en chemin.
La campagne de Tannenberg, en tant que telle, se solde ainsi par un quasi match nul. La Paix de Thorn, signée en 1411, ne modifiera guère la situation territoriale. Les Lituaniens récupèrent la Samogitie, mais seulement pour la durée des règnes du grand-duc et du roi de Pologne. Les guerres vont se poursuivre jusqu’à la Paix du lac de Melno en 1422, et les gains territoriaux de la Pologne et de la Lituanie resteront minces.
C’est le fardeau financier qui a les conséquences les plus lourdes pour l’Ordre teutonique. Les indemnités de guerre dues par l’Ordre devront être financées par des emprunts, la confiscation de l’or des églises et les taxes prélevées sur les villes. Celles-ci, dont Dantzig, se soulèveront à plusieurs reprises. Il faudra recruter des mercenaires pour mater les révoltes, ce qui augmentera encore les dépenses. Alors que l’Ordre était à l’apogée de son expansion, la bataille de Tannenberg marque le début de son déclin, qui va se poursuivre tout au long du XVe siècle.
La dernière grande bataille du Moyen-Âge
1410 peut être considérée comme une date symbolique. Elle marque, pour cette région de l’Europe, l’entrée dans l’époque moderne.
Tannenberg est l’une des plus grandes batailles du Moyen-Âge, et sans doute la dernière. La défaite de l’Ordre teutonique annonce la fin de l’époque des ordres chevaleresques nés des croisades. Les croisades baltiques auront été les dernières à être menées contre des pays païens avec l’appui du Pape et de l’Empereur. Par la suite, la papauté tentera des appels à la croisade contre les Turcs, mais qui n’auront plus, ni la même ampleur, ni le même écho. Ils ne constitueront pas un motif de rassemblement de toute la chrétienté.
En effet, tous les États de la région sont désormais chrétiens, la religion ne justifie plus une guerre au nom du Pape et de l’Empire contre un environnement sauvage et païen qui les encercle. La Frontière, le limes des anciens Romains, se déplace : désormais, ce sont des principautés chrétiennes qui se font la guerre, et aucun ennemi extérieur à la chrétienté, serait-ce les Turcs, n’est assez inquiétant pour justifier une suspension des conflits entre Européens et la mobilisation de tous contre cette menace.
L’effet est énorme sur les cadres de pensée qui fondent la société médiévale. S’il n’y a plus de chevaliers, si les ordres chevaleresques n’ont plus la croisade pour justifier leur existence, ce qui est ébranlé, c’est la mythologie qui associe trois institutions : les Ordres militaires, le Pape et l’Empire. Le système féodal, avec à son sommet le Pape et l’Empereur romain et germanique, a vécu. Les monarques européens peuvent désormais se passer d’une référence à ce système qui fait d’eux (certes très formellement) les vassaux de l’Empereur. L’Europe moderne émerge, qui voit s’affronter des États-nations indépendants, à la fois du jeu des obédiences féodales (d’ores et déjà plus symboliques qu’effectives), et de la référence religieuse. Leurs guerres sont laïques. C’est aussi, de ce fait, la porte ouverte à la critique de l’institution papale, par les conciles qui se succèdent au XVe siècle, par les mouvements hérétiques comme les Hussites, et qui déboucheront au début du XVIe siècle sur la Réforme.
Une date marquant l’entrée dans l’Europe moderne
On pourrait ainsi faire figurer la date de 1410 parmi celles qui marquent symboliquement la fin du Moyen-Âge et le début des Temps modernes. L’historiographie s’est longtemps attachée à fixer une date exprimant ce passage, même si, en pratique, la transition court sur plusieurs décennies, et en fait, sur toute la durée du XVe siècle. La prise de Constantinople par les Turcs en 1453, consacrant la fin de l’Empire byzantin, ultime héritier de l’Empire romain, est la date la plus fréquemment admise. Elle frappa les esprits des occidentaux à l’époque. C’est également l’année où s’achève la guerre de Cent Ans, considérée comme le dernier grand conflit du Moyen-Âge. L’invention de l’imprimerie conduit de même, entre 1452 et 1454, à l’édition du premier livre imprimé en Europe. Autre date proposée par les historiographes : la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492, qui fait basculer les représentations du monde.
Mais, selon les pays, ce sont d’autres dates aussi qui marquent le passage dans une nouvelle ère : la bataille de Bosworth en 1485 pour les Anglais (fin de la guerre des Deux-Roses) ; la mort du roi Ferdinand II en 1516 pour les Espagnols ; la Réforme protestante débutant en 1517 pour les Allemands. Le roman envisage que, dans l’espace germanique, la bataille de Tannenberg dut avoir un retentissement assez important pour faire penser à la fin d’une époque.
Le déclin des Teutoniques à compter de cette date marque l’entrée de la région dans l’Europe moderne. C’est une date importante pour les Polonais, les Lituaniens et les Russes, qui l’ont emblématisée dans leur historiographie et dans la littérature. À partir de cette bataille, les conflits dans la région se déploient entre des principautés qui sont toutes chrétiennes. Les lignes de démarcation symbolique entre l’Europe chrétienne et la barbarie se déplacent. Les Polonais, dans leurs actions diplomatiques en direction du Saint-Siège, vont s’attacher à démontrer l’illégitimité des possessions de l’Ordre et de son existence même. Une figure moderne apparaît, que le roman met en scène : l’avocat qui, pour emporter le soutien des institutions tierces au conflit (le Pape et l’Empereur), oppose à la loi du plus fort le raisonnement fondé sur des preuves, écrites en particulier. Les dissensions au sein de l’Ordre Teutonique, religieuses autant que culturelles (entre Allemands et Prussiens), politiques (entre villes et pouvoir des Grands-Maîtres), conduiront au long du XV e siècle au seuil de la disparition de l’État monastique et à la création du royaume de Prusse. L’Europe moderne, au moins à l’est et en bordure de la mer Baltique, naît à Tannenberg.
Références :
Henry Bogdan (1995), Les Chevaliers teutoniques, Perrin
Érik Christiansen (1996), Les Croisades nordiques. L’Occident médiéval à la conquête des peuples de l’Est 1100-1525, Lorient, Alérion
Sylvain Gouguenheim (2007), Les Chevaliers teutoniques, Tallandier