L’Ordre teutonique : une armée devenue un État

La plus grande partie du roman a pour toile de fond le conflit entre l’Ordre teutonique et la Pologne dans la première moitié du XVe siècle. L’Ordre a atteint son apogée au tournant des années 1400, mais l’apparition du royaume de Pologne au siècle précédent et son union à la Lituanie par mariage dynastique freinent cette expansion, et la bataille de Tannenberg en 1410 marque pour les Teutoniques le début du déclin. Retour sur les deux siècles d’histoire qui précèdent pour comprendre le destin original d’un Ordre hospitalier qui, parti des croisades en Terre sainte, s’est progressivement constitué en puissance politique dans un univers complètement différent, sur les rivages de la mer Baltique.

La fondation en Terre sainte

L’intitulé complet de l’Ordre est  Ordre de la Maison de Sainte-Marie des Allemands (Ordo Domus Sanctæ Mariæ Teutonicorum). C’est au départ un hospice de campagne fondé en Terre sainte au commencement de la troisième Croisade en 1190 par des pèlerins allemands originaires de Brême et Lübeck. Les hospitaliers sont reconnus comme Ordre par le pape Clément III en 1191. Il ne s’agit au départ que d’une communauté religieuse charitable, dévouée aux soins des chrétiens malades. Mais elle devient très vite un Ordre militaire faisant se côtoyer des frères prêtres, qui poursuivent la vocation hospitalière de la communauté des débuts, et des frères chevaliers recrutant au sein de la noblesse allemande. Les dons des malades et des princes allemands permettent de financer des implantations stables, puis la défense de plusieurs villes en Terre sainte. Dès le début des années 1200, l’Ordre teutonique possède une douzaine de maisons au Proche-Orient, mais aussi en Europe : dans le sud des pays germaniques, en Grèce, en Italie.

L’implantation en Prusse et la naissance d’un État souverain

Au début du XIIIe siècle, l’Europe n’est pas complètement christianisée. Les Prussiens sont encore païens et de vastes étendues de forêts sauvages séparent le Saint-Empire et la Pologne des territoires slaves de l’actuelle Russie. L’Ordre de Dobrin fondé par le premier évêque de Prusse, Christian de Oliva, en 1216 s’avère incapable de christianiser les Prussiens. Le duc Conrad de Mazovie confie alors en 1226 cette mission à Hermann de Salza, quatrième grand-maître de l’Ordre teutonique, en échange de quoi il cède à l’Ordre la région de Culm (Chelmno), au cœur de la Pologne actuelle. La même année, l’empereur Frédéric II du Saint-Empire octroie à l’Ordre la souveraineté des territoires qu’il pourrait conquérir.

Ce petit territoire autour de Culm va devenir le point de départ de l’extension de l’Ordre vers le nord et l’est. Le pape Innocent III décrète les croisades baltes, et les chevaliers, renforcés par la noblesse allemande qui y envoie ses jeunes hommes y faire leurs armes, envahit la Prusse et se taille dans le nord-est de la Pologne actuelle un État monastique. Il y fonde des villes telles que Thorn (Torun) en 1231, et plus tard Königsberg (Kaliningrad) ou Marienbourg (Malbork). L’Ordre teutonique absorbe l’Ordre de Dobrin en 1235 et fusionne avec les chevaliers Porte-glaive, ou Ordre de Livonie, en 1237. L’Ordre de Livonie conservera une hiérarchie autonome au sein des Teutoniques, dirigée par le grand-maître de Livonie, mais la fusion permet d’annexer à l’État monastique les pays baltes déjà conquis par les Porte-glaive.

En 1291, la prise de Saint-Jean-d’Acre par les Mamelouks met fin aux croisades en Terre sainte. L’Ordre installe provisoirement son siège à Venise, dans la perspective d’une reconquête. Mais la persécution des Templiers incite les Teutoniques à se mettre hors de portée du bras séculier de l’Église, et le siège de l’Ordre est transféré à Marienbourg, au cœur de leurs possessions.

La confrontation avec la Pologne

En 1308, les Teutoniques sont appelés à l’aide par le roi de Pologne Ladislas Ier, à qui les nobles de Pomérélie contestent la succession du duché de Poméranie. Ils envahissent la Pomérélie, expulsent les Brandebourgeois que les Poméraniens avaient appelés à la rescousse, et occupent Dantzig (Gdansk). Mais, la Pologne tardant à verser l’indemnité promise, l’Ordre refuse de céder la ville. Un accord avec le margrave de Brandebourg leur attribue alors la Pomérélie, concession qui est approuvée par l’empereur Henri VIII. L’inféodation de Dantzig et de son arrière-pays aux territoires de l’État monastique permet de relier celui-ci aux frontières du Saint-Empire, mais prive la Pologne de son accès à la mer. La Pologne, qui était jusque-là un allié des Teutoniques dans leurs guerres à l’est, devient leur ennemi principal.

L’État teutonique à son apogée vers 1410. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Deutscher_Orden_1410.png

Les conquêtes de l’Ordre se poursuivent. La mer Baltique est nettoyée de ses pirates et les Teutoniques y gagnent, en fief de la Suède, l’île de Gotland. La Lituanie cède la Samogitie en 1398. En 1402, l’Ordre achète la Nouvelle-Marche de Brandebourg. Mais la conversion en 1386 du grand-duc de Lituanie Jagellon et son mariage avec Hedwige d’Anjou, l’héritière du trône de Pologne, amorcent un tournant dans l’équilibre des forces. Le nouveau roi de Pologne s’engage, avec les forces conjointes polonaises et lituaniennes, dans une série de guerres, dont la bataille de Tannenberg en 1410 marque symboliquement le temps fort. Les frontières bougent peu, mais les dépenses militaires sont telles que l’Ordre y épuisera ses ressources. Le déclin a commencé.

Le contexte politique à l’époque du roman

La Prusse teutonique est une principauté tout-à-fait originale. Ce n’est pas un État qui s’est doté d’une armée : c’est une armée qui s’est constituée en État. L’Ordre s’est taillé un territoire souverain dans les espaces réputés sauvages de l’est et du nord-est de l’Europe, encore largement couverts de forêts à l’époque et peuplés par des Slaves païens. Ceux-ci ont été progressivement christianisés et assimilés, la forêt a été défrichée et des colonies se sont implantées, autour de villes et bourgs fortifiés incluant à chaque fois une commanderie de l’Ordre. Ce territoire fonctionne comme une marche du Saint-Empire, sans être inclus dans les frontières de ce dernier. L’Ordre est ainsi un bouclier de l’Empire contre les menaces d’invasions à l’est, mais il est indépendant de l’Empereur. Il peut se prévaloir d’une obédience directe au Pape.

Les baillages de l’Ordre en Allemagne. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Balleien_gross.jpg

La protection pontificale et l’alliance naturelle avec les pays de langue allemande reposent cependant sur une légitimité associée aux croisades. L’Ordre est une communauté de chevaliers croisés, dédiée à la lutte contre les païens, en l’occurrence les Slaves de Lituanie et de Moscovie. C’est cette légitimité qui commence à être contestée, au XIVe siècle, par la Pologne, royaume chrétien qui dispute aux Teutoniques les territoires que ces derniers ont acquis en Poméranie, sur les rivages de la Baltique, en particulier la ville de Dantzig. L’union dynastique de la Pologne et du grand-duché de Lituanie, et la conversion au christianisme du grand-duc Ladislas Jagellon, affaiblissent l’argument d’une guerre qui serait menée comme une croisade. Désormais, les Teutoniques se battent contre des États chrétiens. La controverse, présentée devant le Pape et les différents conciles qui vont se succéder au début du XVe siècle, fournit sa matière historique au roman, dans sa deuxième partie surtout. Elle voit monter l’importance d’un métier nouveau en diplomatie : le juriste. Les Teutoniques s’appuient sur les traités qui leur ont accordé leur territoires, et font observer que le grand-duché de Lituanie est officiellement catholique, mais qu’en réalité leurs populations sont encore idolâtres. On peut pointer cette vision dans l’iconographie de la carte Borgia, certainement l’œuvre d’un Allemand admirateur de l’Ordre. Les Polonais s’attachent de leur côté à démontrer que les guerres des Teutoniques contre des États chrétiens ne relèvent pas de la croisade, et qu’en conséquence, l’existence même de l’Ordre dans la région n’a plus de fondement juridique.

Références :

Henry Bogdan (1995), Les Chevaliers teutoniques, Perrin

Érik Christiansen (1996), Les Croisades nordiques. L’Occident médiéval à la conquête des peuples de l’Est 1100-1525, Lorient, Alérion

Sylvain Gouguenheim (2007), Les Chevaliers teutoniques, Tallandier

Pour aller plus loin :

La page wikipedia sur l’Ordre teutonique

Un site en allemand qui donne le détail des commanderies et leur histoire