Messagers et coursiers au XVe siècle

Le roman commence par une réflexion sur la circulation des messages à travers l’Allemagne de l’époque. Ce passage annonce une figure importante pour la suite, celle du messager. Tilmann va en endosser les attributs et les responsabilités, en qualité de « coursier romain » (Romläufer) du Grand-Maître. Rappel de l’importance économique et politique de cet office au tournant des années 1400.

Messagers et coursiers : une fonction stratégique

Un messager en tenue au XVe siècle
La fontaine au messager (Läuferbrunnen) à Berne (vers 1540)
Une contribution de Pierre Monnet (2004) a inspiré la documentation du roman. Elle souligne dès l’introduction la place sociale qui est reconnue au messager au sein des républiques urbaines du XVe siècle. L’entrée de la ville de Berne par le seul pont fortifié sur l’Aar débouche sur une place où l’on découvre la « fontaine au messager » (Läuferbrunnen), édifiée vers 1540. La statue du messager qui surplombe la fontaine le présente équipé de sa pique, d’un pectoral de coursier, d’une boîte à lettres, et du costume mi-parti aux couleurs de la ville, tel que le décrivent déjà les serments des messagers au début des années 1400. L’ours de Berne est dressé à ses pieds, désigné lui aussi, par un jeu de miroir, en messager du Conseil avec le même équipement. Aucun autre magistrat n’a droit à cet honneur : cette figuration emblématique, quand on sait l’importance des fontaines dans l’espace urbain, signale l’importance de la fonction.
À Bâle, une statue dans l’hôtel de ville, réalisée vers 1500, rappelle la figure d’un messager mort en 1444 de s’être épuisé à courir de Strasbourg à Bâle porter l’annonce d’une attaque imminente des Armagnacs contre la ville.
Un messager en tenue au XVe siècle
Figure en bois peint d’un messager. Cour intérieure de l’hôtel de ville de Bâle (vers 1500).

Les traités de gouvernement urbain de l’époque placent au premier plan des missions de l’administration d’avoir à veiller sur l’expédition des messages, portés par de bons messagers, ainsi que sur l’accueil des courriers reçus de l’extérieur. En Allemagne, ce souci est en lien avec le développement de systèmes politiques fondés sur l’alliance entre des États géographiquement distants, en particulier les ligues urbaines et la Hanse. L’organisation d’un système stable et efficace de circulation des courriers entre les petites républiques alliées résulte :

– de la montée de l’indépendance des villes, souvent en conflit avec les grands féodaux,

– et de la prépondérance au sein de ces dernières d’une classe de marchands et commerçants, qui ont besoin d’être informés le plus vite et le plus fidèlement possible des évènements, aussi bien politiques qu’économiques.

Les « coursiers romains » de l’Ordre teutonique

L’Ordre teutonique s’est pareillement soucié très tôt de l’établissement de liaisons postales terrestres sûres et permanentes. Un acte remontant probablement à 1226 établit que le duc de Poméranie autorise la libre traversée de ses terres par les chevaliers et les lettres de l’Ordre (Allas 2013). On pense qu’ils ont pu s’inspirer de l’organisation des postes de l’empire mongol. Les grands khans devaient unifier un empire couvrant des milliers de kilomètres du nord au sud et d’est en ouest. Les Mongols avaient repris des Chinois le système des relais postaux, mais en l’intégrant dans l’organisation militaire.

Les coursiers de l’Ordre circulaient à la fois à l’intérieur de l’État monastique et au dehors, vers les villes alliées de la Hanse, la résidence de l’Empereur (d’abord à Prague, puis à Vienne), et la curie à Rome. Selon les distances et l’urgence, il s’agissait de messagers à pied ou à cheval. On avait l’obligation de les nourrir et de les héberger aux étapes.

Les archives de la correspondance avec l’extérieur accordent une place prépondérante à la circulation du courrier entre Marienbourg et l’ambassade permanente de l’Ordre auprès du Saint-Siège à Rome (Forstreuter 1973-1976). Il s’agit de défendre les intérêts de l’Ordre qui sont menacés par les actions juridiques de la Pologne auprès de la curie romaine. L’Ordre a l’avantage d’entretenir à Rome un procureur général, qui est l’équivalent d’un ambassadeur permanent. Dès avant 1400, on voit apparaître la figure du Romläufer, le « coursier romain », qui est un messager personnel du Grand-Maître, homme de confiance faisant la navette entre la Prusse teutonique et Rome (Beuttel 1999). Il faut au messager environ deux mois pour faire le trajet. L’itinéraire le plus fréquent le fait quitter l’État monastique par Thorn (Toruń). Il passe ensuite par Breslau (Wroclaw) en Silésie, puis Prague ou Brno, Vienne, Udine et Venise. L’Ordre dispose encore à Venise d’une commanderie qui a été son siège, au retour des croisades après la chute de Saint-Jean-d’Acre. De Venise, le messager pénètre dans les États de l’Église et rejoint Rome.

Un autre itinéraire est cependant possible, qui permet, le cas échéant, de passer par l’Allemagne, évitant ainsi d’être possiblement intercepté sur les routes qui longent de trop près la frontière avec la Pologne. L’Ordre dispose en outre, en Allemagne, du réseau serré de ses commanderies, qui fonctionnent comme autant de relais de poste où le messager peut, outre se nourrir et se reposer, changer de monture. Le trajet quitte l’Allemagne au sud par Innsbrück et le col du Brenner, qui est la passe des Alpes la plus fréquentée depuis l’époque romaine. Il redescend ensuite par Bolzano et Bologne, où l’Ordre a encore de petites commanderies, et de là, rejoint la route de Venise à Rome.

Le messager et ses attributs

Le costume de messager de l’Ordre, mi-parti argent et sable, est une invention du roman. Elle s’inspire cependant de l’usage attesté pour les messagers des villes allemandes.

L’iconographie du messager montre ses attributs visuels déjà bien standardisés au XVe siècle (Monnet 2004) : le costume, la boîte à lettres, la pique. Le messager, comme le héraut d’armes du moyen-âge, porte au-dehors l’identité de la ville, en arborant ses couleurs comme s’il en était l’écu vivant. La disposition mi-partie des couleurs du vêtement reproduit en effet un type de blasonnement de l’écu.

Si l’on reprend, par exemple, le cas du messager bernois de la Läuferbrunnen, les armes de la ville se blasonnent ainsi : de gueule à la bande d’or chargée d’un ours gravissant de sable défendu et lampassé de gueule. Traduisons : rouge traversé d’une bande jaune chargée d’un ours gravissant noir, aux griffes et à la langue rouges. Les couleurs principales sont le rouge et le noir (gueule et sable). On peut alors les reprendre pour produire un écartelé, qui divise l’écu en quatre quartiers alternant les deux couleurs. C’est ce principe que l’on retrouve dans la coupe du costume, le buste étant partitionné verticalement aux deux couleurs, avec les manches des bras et des jambes respectivement de l’autre couleur.

Le messager sculpté dans la cour intérieure de l’hôtel de ville de Bâle porte un costume qui répond au même principe, les armes de la ville de Bâle se blasonnant ainsi : d’argent à la crosse épiscopale de sable. Le costume est donc mi-parti noir (sable) et blanc (argent). Même le revers du col suit cette partition.

Ce costume est resté longtemps dans les usages, et on le retrouve porté par d’autres offices, avec ce même sens d’une affirmation des couleurs de la seigneurie ainsi représentée par son héraut. Toujours à Bâle, sur la place Saint-Martin, se trouve une fontaine surmontée d’une statue du capitaine Henmann Sevogel, mort à la bataille de Saint-Jacques en 1444. La statue est historiquement récente, mais reproduit ce canon vestimentaire, dissimulé sous la cuirasse et la cote de maille.

Autrefois, un tableau dans la salle des conseils de Bâle représentait le conseil réuni pour recevoir un messager en habit cérémoniel (Monnet 2004). C’est cette figure qui inspire les scènes du deuxième volume du roman, où Tilmann remet les messages de ses maîtres à l’Empereur à Sienne, et plus tard, aux Pères du concile à Bâle.

Références :

Allas C., Histoire de la poste dans le monde, Paris, Flammarion, 2013

Beuttel J.-E. (1999), Das Generalprokurator des Deutschen Ordens an der römischen Kurie : Amt, Funktionen, personnelles Umfeld une Finanzierung, Marburg, Elwert.

Forstreuter K. (bearb.) (1973-1976), Die Berichte der Generalprokuratoren des Deutschen Orden an der Kurie, vol. IV, 1 & 2 (1429-1436), Veröffentlichungen der Niedersächsischen Archivverwaltung, Heft 32 & 37, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht.

Monnet P., (2004), Courriers et messages : un réseau de communication à l’échelle urbaine dans les pays d’Empire à la fin du Moyen-âge, in Boudreau C. & al. (dir.), Information et société en Occident à la fin du Moyen âge, Paris, Sorbonne, p. 281-306. https://books.openedition.org/psorbonne/13106