La carte Borgia

Le planisphère dit « carte Borgia » est une représentation du monde connu au début du XVe siècle. Elle inspire l’épisode où le jeune Tilmann, fasciné par ses illustrations et commentaires, s’imagine voyageant dans ces pays lointains, aux limites des terres explorées, « là où sont les dragons ».

L’objet et son histoire

Il s’agit d’un disque de cuivre sur lequel est finement gravée et émaillée une carte du monde. Le disque est percé d’une quarantaine de trous qui ont dû servir à surcharger la carte de différents symboles, car ils sont trop nombreux pour ne servir qu’à la fixation de la carte sur un mur. (C’est un fragment de ce disque qui sert d’illustration de couverture au roman, mais l’image a été retouchée pour effacer les trous). Le monde, tel qu’on se le représentait avant la découverte des Amériques, épouse la forme circulaire du disque et est entouré par l’océan. La carte fourmille de dessins et commentaires évoquant des évènements historiques ou les mœurs de peuples lointains. L’orientation est inversée par rapport aux cartes modernes, le sud est en haut et le nord en bas.

On ignore qui est l’auteur de cette mappemonde. L’objet a été découvert par le cardinal Stefano Borgia en 1794 dans une boutique d’antiquités. Les évènements les plus récents évoqués par la carte se situent au tournant du XVe siècle : une bataille entre les chevaliers teutoniques et les Lituaniens encore païens (donc avant leur conversion officielle et la bataille de Tannenberg de 1410), la capture du roi de France Jean le Bon à la bataille de Poitiers de 1356, les batailles de Nicopolis de 1396. Il n’y a pas de mention des îles Canaries, colonisées en 1402 (Siebold). La réalisation de la carte est antérieure à 1450, car Fra Mauro semble s’en être inspiré pour sa propre carte (Falchetta 2006, p. 37), et en fait probablement bien plus ancienne de quelques décennies. La graphie est celle d’un Allemand du sud de l’Allemagne (Edson 2007, p. 179).

Un outil didactique

Le roman imagine que cette carte ait pu servir de support à des cours d’histoire et devait être fixée au mur d’une bibliothèque, ce qui va dans le sens des hypothèses des spécialistes qui l’ont étudiée.

D’une part, elle n’a pas la précision des cartes inspirées par les portulans de l’époque. La découpe des côtes est stylisée, même dans le cas de pays européens dont on connaissait déjà bien les contours. L’Italie est par exemple un gros pavé rectangulaire, et la Grèce ne fait pas apparaître le détroit de Corinthe. Plus on s’éloigne vers des contrées exotiques, plus les données sont fantaisistes. Le jardin d’Eden est représenté aux confins de l’Inde, et à l’autre extrémité de l’arc temporel de l’histoire du monde, Gog et Magog figurent un futur menaçant.

Détail de la carte Borgia : aux confins de l’Inde, le jardin d’Eden. En Inde même, « il y a des hommes gigantesques qui portent des cornes de quatre pieds de long, et des serpents si grands qu’il peuvent avaler un bœuf entier ».

D’autre part, l’auteur de la carte est moins intéressé par la géographie que par les mœurs des populations lointaines, qui cernent la civilisation de leurs effrayantes pratiques barbares. Les récits de Marco Polo inspirent les commentaires sur la Chine, tandis que les descriptions de l’Afrique viennent de l’Atlas catalan de 1375 (Edson 2007, p. 179 ; Siebold). De nombreuses saynètes montrent les Amazones, les hommes à tête de chien, les cannibales, les adorateurs d’idoles.

La figure de l’ordre impérial opposé à l’anarchie est un thème important. Les quatre empires historiques sont évoqués : Babylone, l’empire d’Alexandre, Carthage et Rome. Par contraste, l’Italie, politiquement morcelée en républiques urbaines, est décrite comme une nation « belle, fertile, forte et fière », mais livrée à l’injustice « par absence d’un prince unique ».

La carte met également l’accent sur la lutte des chrétiens contre les païens. Cependant, les croisades du XIe au XIIIe siècles ne sont pas mentionnées. Ce sont davantage les menaces contemporaines qui préoccupent l’auteur. Il y a une référence à la campagne de Charlemagne en Espagne, qui semble faire écho à la Reconquista qui s’achève à l’époque. Et les chevaliers teutoniques sont représentés en combat contre les Lituaniens. Ceux-ci se sont récemment convertis au christianisme, mais c’est précisément l’objet d’un différend entre Allemands et Polono-Lituaniens qui va servir de toile de fond au roman : les Teutoniques considèrent que l’existence de leurs États en Prusse et dans les pays baltes est justifiée par la croisade qu’ils continuent à mener contre les Lituaniens ; tandis que les Polonais objectent que ces guerres ne sont plus une croisade, puisque les Lituaniens sont désormais chrétiens, et que l’existence même d’un Ordre de croisés en Europe est illégitime.

Une vision politique

Détail de la carte Borgia : les chevaliers teutoniques combattant contre les Lituaniens

Le passage du roman qui met en scène un dialogue entre Tilmann et un frère moine de l’Ordre teutonique à propos de ce planisphère, vise à avancer une idée qui est cohérente avec l’hypothèse que l’auteur de cette carte est un Allemand attaché à la figure du Saint-Empire romain et germanique, dont les chevaliers sont présentés comme les défenseurs.

La scène de la bataille qui oppose les chevaliers aux Lituaniens est au centre de la carte. Derrière les Lituaniens, de petits personnages sont agenouillés devant un feu qu’ils idolâtrent : « ici les païens adorent le feu », est-il précisé. Plus au nord (en dessous, sur la carte), entre Russie et Livonie, un personnage est agenouillé en adoration devant une tête suspendue à un portique. Le texte explique : « cette race se considère elle-même comme sacrée et ils font des sacrifices en leur sein, attachant la tête (d’une victime) par les cheveux à un pieu, qu’ils adorent ensuite à genoux jusqu’à ce qu’elle tombe ». Nous sommes au début du XVe siècle, et ce que suggère l’auteur, c’est que la barbarie et les rites païens sont encore tout proches, aux frontières de l’Empire.

Dans cette représentation, le Saint-Empire est au centre de l’Europe, qui est au centre du monde. L’Église institutionnelle n’est pas représentée, et il est vrai qu’elle est divisée dans ses obédiences entre deux, voire trois papes schismatiques. Rome n’est même pas signalée sur la carte. On semble bien être en présence de l’œuvre d’un Allemand que la menace slave inquiète et dont la loyauté va davantage à l’Empire qu’à l’Église. La carte exprime l’idéal d’un ordre impérial, chrétien et européen, dont les chevaliers teutoniques sont les gardiens, et qui est seul à même de tenir tête à la barbarie païenne qui encercle la civilisation.

Si cette carte était bien destinée à l’édification des élèves et étudiants, il paraissait tout indiqué de l’imaginer trônant dans la bibliothèque d’une commanderie teutonique.

Références :

Edson, Evelyn (2007), The World Map, 1300-1492: The Persistence of Tradition and Transformation, Baltimore MD, The Johns Hopkins Press.

Falchetta, Piero (2006), Fra Mauro’s World Map: with a Commentary and Translations of the Inscriptions, Turnhout, Brepols.

Siebold, Jim (s.d.), The Borgia World Map, monographie, 22 pages. En ligne: http://www.myoldmaps.com/late-medieval-maps-1300/237-the-borgia-mappamundi/237-borgia.pdf

Ressources :

Pour ceux qui souhaitent explorer la carte, vous trouverez la version haute définition ici.

Le site remarquable de Jim Siebold fournit de nombreuses cartes anciennes avec ses commentaires, dont son étude très fouillée de la carte Borgia [http://www.myoldmaps.com/late-medieval-maps-1300/237-the-borgia-mappamundi/237-borgia.pdf] avec la liste des légendes qui y figurent.

Pour ceux qui veulent aller au texte latin des légendes, un commentaire de A.H.L. Heeren (1804) extrait des Commentationes Societatis Regiae Scientiarum Gottingensis, vol. XVI (1804-1808), chez l’éditeur Heinrich Dietrich à Göttingen, p. 250-284.